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Initialement paru dans Poésie et médias XX-XXIe siècles, Nouveau Monde éditions, 2012.

Dans sa conférence du 26 novembre 1917, « l’Esprit nouveau et les poètes », Apollinaire, affirme qu’« on peut être poète dans tous les domaines » et invite ses confrères à explorer de nouveaux territoires médiatiques, et notamment celui du cinéma, « l’art populaire par excellence ». À une époque où le cinéma est considéré comme un divertissement forain, indigne de l’intérêt des lettrés, ces propos ne manquent pas d’audace. Ils confirment l’intérêt passionné du poète pour les expérimentations modernistes, fussent-elles outrancières (comme celles des Futuristes) et pour les inventions techniques qui modifient radicalement la vision du monde de ses contemporains. Dans L’Intransigeant, Apollinaire donne ainsi les raisons de son intérêt pour le cinéma :

Je m’intéresse avant tout au progrès. Toute invention trouve en moi un admirateur éclairé, du moins enthousiaste. D’autre part, les Lettres et les arts sont ma consolation et satisfont mon amour de ce qui est beau, de ce qui est sensé. Après cela, on imagine sans peine que le phonographe et le cinématographe ont pour moi un attrait sans pareil. Ils satisfont tout à la fois mon amour pour la science, ma passion pour les lettres et mon goût artistique.[1]

Rien ne lui est plus étranger que le « rien de nouveau sous le soleil ? » de l’Ecclésiaste :

Mais n’y a-t-il rien de nouveau sous le soleil ? Il faudrait voir. Quoi ! on a radiographié ma tête. J’ai vu, moi vivant, mon crâne, et cela ne serait en rien de la nouveauté ? À d’autres ! [2]

Reste à savoir comment Apollinaire, dans sa pratique, a répondu à l’invitation qu’il lançait aux poètes dans sa conférence de novembre 1917. Pour en juger, nous possédons un document précieux, quoique déroutant : La Bréhatine, scénario écrit à quatre mains en 1917 avec André Billy[3], auquel nous allons nous intéresser ici. Si les attentes du lecteur sont grandes, la surprise l’est tout autant à la lecture de ce mélodrame breton qui s’inscrit dans une veine populaire, réaliste et illusionniste. La question suivante se pose donc : que vient faire ce « drame breton » au milieu de l’œuvre foisonnante et audacieuse d’Apollinaire ? En effet, ce scénario pose au moins deux problèmes au critique littéraire. Tout d’abord, comment faire le lien entre l’Apollinaire expérimentateur avant-gardiste et l’auteur de ce ciné-roman larmoyant? Comment réconcilier, ensuite, le poèteet le scénariste ? Ce scénario efficace proposant des idées de mise en scène originales, très visuelles, est en effet déroutant parce que, paradoxalement, il ne présente aucun des travers habituels des scénarios d’écrivains. Si Apollinaire n’écrit pas ce scénario en poète, quel statut donner à ce texte ? Comment lire La Bréhatine ? À partir de ces deux difficultés, nous nous proposons d’étudier ce document étrange qui, à de rares exceptions près, a valu à son auteur, au pire l’indifférence complète, au mieux les remarques navrées des exégètes de son œuvre (au même titre, d’ailleurs, que les calligrammes longtemps laissés de côté par la critique). Ainsi Claude Tournadre, qui entend pourtant montrer l’intérêt de ce document, défend-elle timidement le scénario dont elle a établi le texte pour les « Archives Guillaume Apollinaire » :

Tournons-nous alors vers le texte ; il n’est pas possible que nous y trouvions une de ces histoires « d’une niaiserie, d’une puérilité, d’une inutilité ennuyeuse à faire pleurer de pitié des enfants nègres »[4]. Telle est pourtant, hélas !, notre impression lorsque la dernière page de La Bréhatine est tournée. L’exploitation des poncifs du mélodrame est évidente : abandon indigne d’une pure et courageuse jeune fille, fidélité indéfectible, suicide quand l’atroce réalité efface la triste certitude, […] : on ne sait parfois ce qui l’emporte, de l’invraisemblable ou du grotesque, et l’on imagine le sourire d’Apollinaire en train de décrire le méchant souteneur battant une femme pour lui prendre son argent. […]. Faut-il alors à tout prix réhabiliter le scénario ? […] Rien n’est moins sûr.[5]

Le moins qu’on puisse dire est que la critique ne lésine pas sur les précautions oratoires avant d’essayer de tirer, malgré tout, Apollinaire de ce mauvais pas. Au regard de jugements aussi sévères, nous nous poserons donc la question suivante : que faire de la Bréhatine ? Que nous dit ce scénario, très tournable, sur la perception apollinarienne du medium cinéma ?

Apollinaire et le cinéma : audace ou conformisme ?

Le cinéma, art du mouvement, intéressa d’emblée Apollinaire, au point qu’il ait pu affirmer (non sans provocation) :

Avant un ou deux siècles, [le livre] mourra. Il aura son successeur, son seul successeur possible dans le disque de phonographe et le film cinématographique. On n’aura plus besoin d’apprendre à lire et à écrire.[6]

Dans les faits, une initiative importante confirme son intérêt pour le cinéma : dès 1913, alors que les élites méprisent le cinéma, Apollinaire ouvre dans la très littéraire revue Les Soirées de Paris une rubrique cinématographique qu’il confie à Maurice Raynal[7]. Notons que des revues bien plus avant-gardistes que celle-ci, comme Sic ou Nord-Sud, ne renouvelleront pas l’expérience. Certes, les textes de Raynal ne poussent pas l’analyse très loin (les jambes de l’ouvreuse et le moelleux des fauteuils l’intéressent tout autant que les films à l’écran) mais la simple existence d’une telle chronique au sein d’une revue littéraire est en elle-même un acte de foi.

Pourquoi cet intérêt ? Parce que le cinéma synthétise l’expérience de la modernité qui fascine Apollinaire, une expérience de la vitesse, du choc et de l’image en mouvement. Le développement des moyens de transport et de communication, la TSF, donnent aux contemporains du poète le sentiment d’une accélération du temps. L’hyperstimulation visuelle dont les réclames lumineuses, louées par les poètes modernistes, sont une des manifestations emblématiques, participe aussi de cette expérience de la modernité.

Accélération, multiplication des images, modification de la vision sous l’effet de la vitesse : autant de changements perceptifs vécus par l’homme moderne, dont l’art doit désormais rendre compte. Le cinéma, qui procède de ces bouleversements anthropologiques[8] et les suscite tout à la fois, se trouve donc naturellement au cœur des préoccupations modernistes. L’expérience du spectateur de cinéma est en effet décrite par de nombreux témoins de l’époque comme une violence faite aux sens, que celle-ci soit condamnée pour sa brutalité (comme on le voit encore en 1930 sous la plume de Duhamel[9]) ou saluée pour sa salubrité, comme chez Cendrars, dans ce beau texte de 1912 intitulé New York in flashlight :

J’ai été en traitement chez un cinématographe.

[…] Les images pleuvent. Le cerveau se gonfle à la pluie. Les nerfs se détendent. Le coeur s’apaise. Les scènes défilent, me cinglent, comme les flagelles glacées des douches. La vulgarité de la vie quotidienne me régénère. Je ne poursuis plus de chimères. Je ne rêve pas. Pas de métaphysique. Pas d’abstraction. Les mâchoires se décrochent. Je ris, en équilibre dans un fauteuil. Pour cinq sous. C’est mon hygiène d’homme-de-lettres trop aigri. Le cinématographe est mon hydrothérapie.[10]

Cette violence de l’expérience cinématographique, qui agit sur le spectateur comme une « hydrothérapie », en le cinglant d’images-mouvement, s’accorde parfaitement avec la vie de l’homme moderne dans la grande ville.

Un autre phénomène, dont le cinéma peut, mieux que tout autre, rendre compte, est au centre de l’expérience de la modernité : il s’agit de la simultanéité. À la faveur du développement des communications et des moyens de transport, l’homme moderne a l’impression que « le temps et l’espace sont morts hier »[11], selon la formule lapidaire de Marinetti. Les distances étant comme abolies, la devise de cet homme nouveau pourrait bien être celle de Fantômas, héros de toute une génération : « Je suis partout », qui dit merveilleusement ce sentiment d’ubiquité euphorique. Cette question est au coeur de l’esthétique moderniste des années 1910. Le « simultanisme » est sur toutes les lèvres et l’on imagine aisément les solutions que le cinéma peut offrir pour résoudre cette aporie : surimpression, split-screen et autres effets visuels semblent, mieux que l’écrit, pouvoir répondre à ce projet esthétique.

Comme ses contemporains, Apollinaire s’y intéresse en cherchant à recréer le « lyrisme ambiant »[12] de certaines scènes, notamment dans ses « poèmes-conversations », comme « Lundi rue Christine », et surtout dans ses calligrammes qui présentent le mérite de conjurer la linéarité de l’écrit par le recours à la figure.

La question de la simultanéité n’intéresse pas les seuls poètes. De nombreux peintres de l’époque cherchent des solutions plastiques pour donner l’illusion du mouvement (c’est-à-dire la coprésence de plusieurs images en une) sur leur toile. Les Cubistes qui déplient l’objet pour en montrer simultanément toutes les faces, le « dynamisme pictural » des Futuristes ou le « contraste simultané des couleurs » de Delaunay qui joue sur l’appareil perceptif du spectateur, sont autant de réponses différentes à ce problème. Parmi ces peintres qu’Apollinaire a fréquentés, le cubiste Survage mérite plus particulièrement notre attention. Il est en effet l’auteur d’une série de toiles, les « rythmes colorés » (en 1912-13) à propos desquelles Apollinaire parle de « peinture pour cinéma »[13]. Apollinaire, qui lui ouvre les colonnes des Soirées de Paris[14], écrit à son propos :

J’avais prévu cet art qui serait à la peinture ce que la musique est à la littérature […] Nous aurons ainsi hors de la peinture statique, hors de la représentation cinématographique, un art auquel on s’accoutumera vite et qui aura ses dilettantes infiniment sensibles au mouvement des couleurs, à leur compénétration, à leurs changements brusques ou lents, à leur rapprochement ou à leur fuite, etc…[15]

Selon Marcella Lista, Apollinaire aurait même encouragé Survage à réaliser, à partir de ses toiles, un film cubiste. Elle cite à ce propos un entretien du peintre avec Mario Verdone, dans Il Cinecolore[16] :

Il advint qu’Apollinaire, que je fréquentais depuis 1912, vit mon rythme coloré et m’exhorta à poursuivre cette recherche. J’imaginais des couleurs en mouvement et je me rendais compte que rien ne pouvait mieux rendre ce devenir des couleurs que le cinéma. Je remplis ainsi des centaines de feuilles carrées, toutes de mêmes dimensions, dans le but de rendre, dans chaque dessin, un moment de développement.

Si le projet n’aboutit finalement pas, notons qu’il se serait apparenté à du cinéma expérimental, comme celui que les Futuristes appelèrent de leurs vœux et qui se développera dans les années 20 sous le nom de cinéma « pur » ou « intégral ».

À la lumière de tous ces éléments, on aurait pu imaginer qu’Apollinaire se serait intéressé à ce type de cinéma explorant les pures potentialités de l’image-mouvement, au détriment de l’anecdote. Or, son scénario, La Bréhatine, répond à une tout autre esthétique. Un rapide résumé de l’intrigue suffit à s’en persuader.

Lors d’un séjour sur l’île de Bréhat, le romancier Raymond Breteuil visite le phare du Pan, gardé par une jeune fille, Aline dont il va recueillir l’histoire pathétique. C’est une banale histoire d’amour trompé, celle d’une jeune femme abandonnée par le marin auquel elle a été brièvement fiancée. De retour à Paris, Raymond Breteuil rencontre par hasard Yves l’ancien fiancé d’Aline qui a mal tourné. Cette coïncidence inspire à Breteuil un roman mélodramatique qui sera publié en feuilleton. Pour en accroître la dimension sensationnelle, il fait du marin un criminel mort sur l’échafaud. Un fait divers lui inspire le dénouement : une institutrice américaine victime d’un chagrin d’amour s’est jetée dans les chutes du Niagara. Le romancier a trouvé la fin de son roman : le personnage d’Aline subira un sort analogue, qui ne manquera pas de faire pleurer dans les chaumières…

Le roman paraît peu de temps après, en feuilleton. Aline, qui se reconnaît dans l’héroïne, en suit avec passion les péripéties. Bientôt elle ne doute plus que le romancier ait été renseigné sur le sort d’Yves. Son désespoir est immense. La fin tragique de son alter ego lui inspire donc sa propre mort : elle laisse des notes destinées au romancier et se tue de la même façon que l’héroïne.

Breteuil apprend la sinistre nouvelle et décide de partir en pèlerinage à Bréhat rendre hommage à la jeune morte. Il retourne dans les bas-fonds et retrouve Yves qu’il entraîne à Bréhat où le marin tombera accidentellement dans un gouffre, connaissant ainsi le même sort que la jeune femme trompée.

Si l’on devait inscrire ce scénario dans la production de l’époque, il faudrait évoquer la série « La vie telle qu’elle est » lancée par Gaumont en réaction contre le film d’art académique à la française. La partie parisienne pourrait également rappeler l’univers de Feuillade, ses bouges infâmes, ses Apaches, et sa guillotine dont l’ombre menaçante pèse sur les sujets de mauvaise vie…

Originalité, toutefois, la cause du drame ne tient pas tant aux vices du marin qu’à une grande confusion des signes entre la vie réelle et la fiction. En effet, le feuilleton de Breteuil influe en temps réel sur la vie d’Aline dont il fait dévier tragiquement le cours. Signalons aussi que ce feuilleton lui-même subit l’influence de la vie réelle, et en l’espèce du fait divers lu dans le journal qui inspire au romancier le dénouement de son oeuvre. En plaçant ce thème au coeur d’un scénario de cinéma, Apollinaire ajoute un niveau supplémentaire de duplicité.

Ce faisant, il reprend un poncif d’époque sur la confusion entre la vie réelle et l’univers filmique (en vertu de l’incroyable puissance d’illusion attribuée au cinéma) tout en poursuivant l’exploration d’une de ses thématiques de prédilection, qui forme notamment la trame de son cruel récit intitulé Un beau film[17].

Plus qu’un drame breton, La Bréhatine ne serait-elle donc pas une fable sur les dangers de la circulation médiatique ? Quoi qu’il en soit, ce scénario n’a rien de commun avec ceux des films abstraits.

 Apollinaire poète ou scénariste professionnel ?

La paternité de chaque partie du texte ayant été établie (le prologue, la deuxième et la quatrième partie sont d’Apollinaire ; le reste, de Billy), ce scénario constitue un outil précieux pour apprécier l’écriture scénaristique d’Apollinaire.

Premier constat : l’étude des manuscrits[18] révèle qu’Apollinaire distingue plus clairement qu’André Billy la description des scènes et les cartons d’intertitres. Son texte est pensé comme un support destiné à guider le réalisateur le plus précisément possible. Cette séparation nette entre les intertitres et les plans à filmer rend le texte plus lisible et utilisable par le metteur en scène que celui de Billy. Chez ce dernier, au contraire, certains passages ont un statut incertain : typographiquement, ils ne sont pas signalés comme cartons mais ils dépassent aussi la visée purement descriptive qui devrait être la leur.

Ainsi la troisième partie s’achève-t-elle sur une sorte d’épilogue dont aucun élément diacritique n’indique le statut. Ce texte n’ayant rien de descriptif, on peut imaginer qu’il est destiné à être reproduit sur un carton, pour l’édification du spectateur, à moins qu’il ne serve qu’à celle du metteur en scène (ou du lecteur)!

Et voilà comment, pour avoir cru à la réalité d’un récit qui n’était qu’à demi véridique, mourut Aline Le Briant, victime de son imagination et de son cœur.

De façon générale, le style d’André Billy n’a rien d’économique. Ses cartons sont loin du « laconisme pathétique »[19] qui fait, selon Desnos, le charme de ces petits textes. L’utilité des cartons d’André Billy est parfois discutable. Celui-ci : « Et bientôt mise en confiance par l’adroite et discrète sympathie du romancier, la gardienne du phare se laissait aller à faire pour la première fois le récit de sa vie », suivi de près d’un long carton contenant le récit d’Aline, n’est sans doute pas indispensable à la clarté du récit filmique.

La première partie du scénario qui doit, il est vrai, apporter beaucoup d’éléments d’information sur la jeune Bretonne, contient ainsi la bagatelle de trente-cinq cartons, essentiellement des dialogues, qui occupent une place considérable dans le texte d’André Billy, en particulier le « récit d’Aline » et la longue lettre par laquelle sa mère mourante prie le ministre de confier à sa fille la charge du phare.

Apollinaire,en revanche, « préfère la notation qui fait voir à la narration qui explique »[20]. Son unité est la phrase simple, le plus souvent non ponctuée (« Il se frappe le front », « Il entre dans un cabaret des Halles ») et chacune d’elle contient une idée de mise en scène.

Ainsi, au plan 47 de la deuxième partie, lit-on : « La main seule de Raymond écrit sur le manuscrit LA BRÉHATINE, GRAND ROMAN INÉDIT PAR RAYMOND BRETEUIL », ce qui suggère d’emblée un certain type de cadrage, le gros plan sur la main, qui restreint le champ à l’essentiel.

Des procédés techniques sont suggérés explicitement, comme la surimpression, dont Apollinaire (comme d’ailleurs le cinéma des premiers temps) fait un usage massif. Ainsi, au plan 68 de la deuxième partie, les images du romancier à l’œuvre, de son roman in progress et de la scène imaginaire qu’il est en train d’élaborer mentalement se suivent-elles de près, jusqu’à se superposer les unes aux autres :

68 La main écrit PUIS SE DÉCIDANT TOUT À COUP ELLE SE JETA DANS LE GOUFFRE

Surimpression Elle se jette dans le gouffre

Les phrases de l’écrivain sont rendues magiquement efficaces par la surimpression qui leur donne immédiatement corps. L’effet produit est ici d’autant plus dramatique que ce sera effectivement le récit du romancier qui donnera à Aline l’idée de se suicider. La surimpression prend ici une valeur proleptique : elle établit visuellement un lien entre le roman et ses conséquences tragiques dans la vie réelle.

Plus loin, au plan 102, ayant appris le suicide de la jeune fille, Breteuil éprouve une intense culpabilité  (« c’est moi qui l’ai tuée », nous indique le carton) qui trouve sa confirmation en images dans le recours à la surimpression :

102 Breteuil la tête dans les mains

surimpression dans un coin de l’écran Yves chante dans le bouge

FONDU DE LA SURIMPRESSION

surimpression L’affiche de la Bréhatine

FONDU DE LA SURIMPRESSION

surimpression Yves à la guillotine

FONDU DE LA SURIMPRESSION

surimpression Aline se jette le gouffre

FONDU DE LA SURIMPRESSION

Breteuil se jette à genoux, il pleure. Il se relève, prend la bague, la remet dans l’enveloppe. […]

À vrai dire, le recours au terme « surimpression » est si systématique qu’on se demande parfois si Apollinaire ne cherche pas plutôt à désigner l’effet d’un montage court avec fondu-enchaîné. Il est vrai qu’en 1917, la grammaire du cinéma n’en est qu’à ses balbutiements et plus encore la maîtrise de ses éléments par le grand public. Il ne s’agit là, bien sûr, que d’une hypothèse. Peut-être la surimpression est-elle vraiment recherchée de manière insistante, afin de restituer cette esthétique de la « simultanéité » qui préoccupe Apollinaire au plus haut point.

Toujours est-il que ces nombreuses indications perturbent la lecture et trouent le récit. Elles donnent au film un rythme effréné, en brouillant les repères spatio-temporels jusqu’au vertige, comme au plan 113 de la quatrième partie, où Yves comprend lui aussi qu’il a indirectement causé la mort de la jeune fille :

113 La tête d’Yves qui réfléchit ses yeux se ferment et se rouvrent

Surimpression dans une partie de l’écran

Yves rencontre Aline

FONDU DE LA SURIMPRESSION

Surimpression dans une partie de l’écran Yves donne la bague à Aline

FONDU DE LA SURIMPRESSION

Surimpression dans une partie de l’écran Yves quitte Aline

FONDU DE LA SURIMPRESSION

Surimpression très rapide dans une partie de l’écran

FONDU DE LA SURIMPRESSION

Dans la taverne de Paimpol, Yves assassine le capitaine du St Patrick

FONDU DE LA SURIMPRESSION

Surimpression dans une partie de l’écran nette d’abord elle s’efface lentement

Le phare du paon la nuit lance ses rayons avant que la surimpression ne soit complètement pâlie FONDU très lent

Ressuscitée par la lettre d’Aline, toute l’histoire du marin surgit ici au cœur du présent, jusqu’à briser l’unité de l’écran. Inventant le split-screen avant la lettre, Apollinaire limite la surimpression à « une partie de l’écran ».

Comparé à ces audaces, le récit de Billy apparaît extrêmement linéaire, à l’exception d’un long flash back, (clairement désigné comme tel par un carton), qui rappelle l’histoire de la jeune Bretonne. A contrario, Apollinaire n’hésite pas à briser la linéarité du récit par de brusques et brèves résurgences du passé. Ainsi, quand le romancier Breteuil croit reconnaître Yvon le matelot dans un cabaret, sa réaction se traduit en un seul plan :

51 […] Raymond a un mouvement d’étonnement Surimpression

la chambre du phare du Paon avec le portrait d’Yvon le matelot. Fondu

Le public applaudit Yvon […]

Outre la rapidité de la narration ainsi obtenue, notons que l’évocation du portrait d’Yvon, que le romancier avait aperçu chez Aline, permet aussi à Apollinaire de faire l’économie d’un intertitre (du type « Mais j’ai déjà vu cet homme-là ! »), se pliant au mieux aux contraintes du muet.

Nous souscrivons donc entièrement à l’avis de MM. Ramirez et Rolot, selon lesquels « […] en écrivant la Bréhatine de façon précise, réalisable, en pensant en images une histoire acceptable pour l’écran, Apollinaire montre, en actes, qu’il prend le cinéma au sérieux »[21]. Rien d’étonnant, dès lors, si les auteurs entretiennent des relations très différentes avec leur œuvre. Comme nous l’apprend Claude Tournadre, « André Billy, qui ne parlait de La Bréhatine qu’avec réticence, avoue d’emblée, comme une excuse, le besoin d’argent commun aux deux amis [22]», alors qu’Apollinaire se vantait d’être devenu « auteur de cinéma »[23].

 

Loin de rester lettre morte, l’appel lancé par Apollinaire à la fin de l’année 1917, dans sa conférence sur « l’esprit nouveau », suscite bien des réponses. De nombreux poètes se lancent dans l’élaboration de formes apparemment nouvelles, dotées d’étiquettes génériques inédites : Soupault écrit des « poèmes cinématographiques » en 1918, Albert-Birot propose des « poèmes dans l’espace » en 1919, Fondane écrit des « cinépoèmes » à la fin des années 20. Beaucoup se lancent aussi dans l’écriture de « scénarios », comme Cendrars, qui dès décembre 1918, publie La fin du monde filmée par l’Ange Notre-Dame. Notons cependant que, malgré leur appellation, ces textes ne sont pas forcément destinés par leur auteur à être tournés. En témoigne l’invitation provocatrice de Benjamin Fondane à « ouvr[ir] […] l’ère des scenarii intournables ! »[24]. Mais ces différentes tentatives, allant du poème en prose déguisé en découpage technique au scénario destiné à l’écran, en passant par le détournement ludique, répondent-elles à l’invitation d’Apollinaire ? Rien n’est moins sûr, si l’on en juge d’après La Bréhatine, dont le principal mérite, comme on a essayé de le montrer ici, tient à la compréhension du medium et au respect de son intégrité.

Si Apollinaire n’écrit pas ici en poète (du moins au sens traditionnel du terme), il fait preuve d’une sagesse médiologique enprenant au sérieux le cinéma dans sa singularité. Ce faisant s’élabore une poésie visuelle, une « poésie de cinéma » selon les mots de Cocteau, dont les instruments privilégiés sont les ombres et les lumières. F. Ramirez et C. Rolot  insistent sur les potentialités plastiques du scénario :

La situation est suffisamment forte visuellement pour qu’à la lumière des mélodrames muets […] on puisse imaginer ce qu’aurait pu donner ce film en gestation. Le phare du Paon[25] éclairant la nuit comme un projecteur de cinéma ; l’isolement d’Aline à demi folle dans son refuge ; l’innocence perverse du jeune marin sali mais non pas souillé par le vice des tavernes ; tout cela […] peut faire penser aux chefs-d’œuvre postérieurs de Victor Sjöström, de Frank Borzage ou de Jean Grémillon, [et] n’a rien qui doive inspirer de la condescendance.[26]

Même si le film ne vit finalement pas le jour[27], notons que le très sérieux producteur Serge Sandberg acheta ce scénario 2000 Francs, prix fort élevé pour l’époque, preuve supplémentaire que ce n’était pas là un « scénario intournable » d’écrivain, comme on en vit fleurir tant dans les années qui suivirent.

Le rapport entre poésie et cinéma chez Apollinaire ne serait donc pas à poser en termes d’influence ou d’hybridité. Il nous semble plus juste de dire que, ayant une conscience aiguë de la concurrence que les nouveaux media font et feront à la littérature, il invite les poètes à connaître et à exploiter les ressources propres à chacun d’eux. Pour sa part, le medium de prédilection reste largement la page. Il n’est que d’ouvrir le recueil des Calligrammes pour s’en persuader.


[1] Guillaume Apollinaire, « Le cinéma à la Nationale : la Bibliothèque a reçu les scénarios et elle ne les a pas catalogués. On nous dispute le progrès », L’Intransigeant, 1er mars 1910, repris dans les notes sur la nouvelle, Le Rabachis, Prose I, Textes établis, présentés et annotés par Michel Décaudin, Paris, Gallimard, 1977 (Bibliothèque de la Pléiade), p 1401.

[2] ID., « L’Esprit nouveau et les poètes », Oeuvres en prose complètes II, textes établis, présentés et annotés par Pierre Caizergues et Michel Décaudin, Paris, Gallimard, 1991 (Bibliothèque de la Pléiade), p. 949.

[3] Né en 1882, André Billy est un ami d’Apollinaire, avec lequel il contribua à fonder la revue Les Soirées de Paris en 1912.

[4] « Echo » de Paris-Midi, daté du 3 mars 1918, dans lequel sont critiqués les scénarios écrits par les metteurs en scène.

[5] Guillaume Apollinaire, André Billy, La Bréhatine. Cinéma-drame inédit, Avant-propos de Claude Tournadre,  étude par Alain Virmaux, Paris, Minard, 1971 (Archives des lettres modernes n°126, archives Guillaume Apollinaire n°5),  p. 9-10.

[6] Guillaume Apollinaire, Interview du 24 juin 1917 au Pays, Prose II, op.cit., p. 989.

[7] Dans le numéro 19, daté du 15 décembre 1913. Né en 1884, Maurice Raynal est un amateur et un collectionneur d’art, qui noua plus particulièrement d’indéfectibles amitiés avec la bande du Bateau-Lavoir, à laquelle il apporta un soutien critique et financier. Dessinateur, pigiste, il écrit aussi une pièce de théâtre, des poèmes, un conte et s’illustre plus particulièrement dans la critique d’art. C’est à ce titre qu’il collabore à la revue de son ami, Guillaume Apollinaire.

[8] On pourrait reprendre les analyses de Kracauer et de Benjamin sur l’expérience de la grande ville et les bouleversements perceptifs qu’elle induit chez le citadin. Cette expérience étant violente, il n’est pas étonnant de voir se développer une esthétique du choc et de l’agression (sonore, visuelle, etc…). Pour Benjamin, le cinéma pourrait même jouer un rôle pédagogique pour apprendre à maîtriser cette nouvelle donne technique et sociologique. On pourra se reporter à un recueil d’articles qui approfondit ces questions : Leo Charney, Vanessa R. Schwartz (eds.), Cinema and the invention of modern life, Berkeley-Los Angeles, University of California Press, 1995.

[9] Voir à ce propos le réquisitoire de Georges Duhamel contre le cinéma dans le chapitre III des Scènes de la vie future, Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 31-45.

[10] Blaise Cendrars, New-York in flashlight (1912), repris dans Inédits secrets (1910-1935), Le Club français du livre, 1980, p. 239-240.

[11] Manifeste futuriste, Le Figaro, 20 février 1909, p.1.

[12] Guillaume Apollinaire, « Simultanisme-Librettisme », Oeuvres en prose complètes II, op.cit., p. 976. À propos des « poèmes-conversations », il écrit que « le poète au centre de la vie enregistre en quelque sorte le lyrisme ambiant ».

[13] Paris-Journal , 25 juillet 1914, Oeuvres en prose complètes II, op.cit., p. 845.

[14] Les Soirées de Paris, n°26-27, juillet-août 1914, repris dans le tome 2, Genève, Slatkine Reprints, 1970, n°26-27, p. 359-452.

[15] À propos des « Rythmes colorés » du peintre Survage, Paris-Journal, 15 juillet 1914.

[16] Carte Segrete, anno II, n°6, avril-juin 1968, Rome, p. 154, partiellement repris et traduit dans Léopold Survage, Écrits sur la peinture, suivi de « Survage au regard de la critique », textes réunis et présentés par Hélène Seyrès, Paris, L’Archipel, 1992.

[17] L’Hérésiarque et Cie, Œuvres en prose I, textes établis, présentés et annotés par Michel Décaudin, Gallimard 1977(Bibliothèque de la Pléiade), p. 198-201. Dans « Un beau film », Apollinaire nous livre le projet du baron d’Ormesan, qui orchestre un véritable assassinat filmé en direct par une caméra, afin d’offrir au public un spectacle criant de vérité. Présenté comme des actualités reconstituées, ce film meurtrier garantit cependant l’impunité au baron fondateur de la Cinematographic International Company et à ses « honnêtes gens » de collaborateurs. Les protagonistes du meurtre : un jeune couple élégant et un monsieur bien digne en habit de soirée, leur bourreau, sont enlevés les uns après les autres et forcés à jouer des rôles qui n’en sont pas dans cette macabre mise en scène. Les arguments du baron ne manquent pas d’intérêt : « nous avions d’abord pensé à engager des acteurs pour mimer le crime qui nous manquait mais, outre que nous eussions trompé nos futurs spectateurs en leur offrant des scènes truquées, habitués que nous étions à ne cinématographier que de la réalité, nous ne pouvions être satisfaits par un simple jeu théâtral, si parfait fût-il. ». Arguments spécieux, certes, souci de vérité poussé à ses plus extrêmes conséquences, certes, mais à partir de cette radicalité, Apollinaire met au jour d’une part le voyeur qui sommeille en tout spectateur de cinéma (d’autant qu’ici les deux victimes sont savamment dévêtues pour accroître le caractère scabreux du meurtre) et d’autre part les liens troublants qu’entretient le cinéma avec le réel.

[18] Pour plus de détails, on se reportera à l’analyse qu’en propose Claude Tournadre dans l’édition de La Bréhatine aux Archives Guillaume Apollinaire, op.cit., p. 21-27.

[19] Robert Desnos, « Musique et sous-titres », Paris-Journal, 13 avril 1923.

[20] Francis Ramirez et Christian Rolot, « Apollinaire et le désir de cinéma », Cinémathèque n°7, printemps 1995, p. 50-60.

[21] Ramirez et Rolot, « Apollinaire et le désir de cinéma », op.cit., p. 58.

[22] Apollinaire et Billy, La Bréhatine, op.cit., p. 6.

[23] Dans « Les films qui naissent – ceux que mes yeux ont vus », Le Film, 26 novembre 1918, Louis Faure-Favier écrit à propos d’un film, Le Poète malheureux, vu le jour des funérailles d’Apollinaire : « Cher Guillaume Apollinaire qui aimait tant le cinéma, qui y découvrait mille aperçus nouveaux et qui se flattait d’être devenu lui-même, en collaboration avec André Billy, auteur de cinéma ! Cher Guillaume Apollinaire, que j’ai vu si souvent avec sa jeune femme applaudir comme un enfant aux aventures de Fantomas, comme il eût ri des mésaventures du poète malheureux ! Lui, héros de la guerre, avec ses cheveux courts […] comme il se fût diverti de ce poète à cheveux longs ! « Il a vécu, me disait-il ce dernier printemps, le poète à chevelure romantique qui se prétend poitrinaire et qui puise son inspiration dans un baudelairisme désuet. »

[24] Benjamin Fondane, 2×2, préface aux ciné-poèmes, publiée, ainsi que les trois poèmes, dans Les Documents internationaux de l’esprit nouveau, Bruxelles, 1928, repris dans Écrits pour le cinéma. Le Muet et le parlant, textes réunis et présentés par Michel Carassou, Olivier Salazar-Ferrer et Ramona Fotiade, Lagrasse, Verdier, 2007, p. 26.

[25] On trouve indifféremment les deux orthographes (Pan et Paon) chez Apollinaire.

[26] Ramirez et Rolot, « Apollinaire et le désir de cinéma », op.cit., p. 58.

[27] Selon Billy, le prétexte fut que « le climat breton ne se prêtait guère à ce genre d’entreprise. » (!), comme le rapporte Claude Tournadre, La Bréhatine, op.cit. p. 28.